June 13 2015
Avec la #loi Macron, censée redynamiser la croissance, la question du modèle social français est de nouveau sur le tapis. Le détricotage des acquis sociaux auquel nous assistons depuis 20 ans (et qui se poursuit encore aujourd'hui) est sans précédent. La mise à sac de notre modèle par une dérégulation effrénée n'a eu pour effet (ou pour but ?) que de faire plier le pays face aux exigences européennes et à celles d'une mondialisation acceptée sans discussion. Elle n'a servi que les intérêts de quelques uns au détriment du plus grand nombre. Derrière cette dérégulation se cachent des enjeux importants. Voyons ce qu'il en est.
Une question préalable se pose : quelle est donc la fonction des dirigeants d'un pays ? Sont-ils élus pour se soumettre aux cadres et aux structures existantes ou sont-ils élus parce qu'ils ont une vision d'avenir et qu'ils sont aptes à la défendre conformément au contrat qui les lie à ceux qui leur ont fait confiance ? Le comportement de nos dirigeants successifs depuis des décennies, qu'ils soient de droite ou de gauche, montre à quel point ceux-ci ont été incapables de s'émanciper des cadres existants et à quel point ils se sont pliés à ces cadres en reniant, sitôt élus, les engagements pris la veille. Cette constatation vaut pour l'Europe entière. Partout les modèles sociaux issus de l'histoire et qui étaient le résultat de longues luttes ouvrières ont ainsi été remis en cause.
Il existe un modèle social français. Celui-ci a été très nettement défini par le Conseil National de la Résistance (CNR) en date du 15 Mars 1944. Les principes fondateurs du programme du CNR portaient d'une part sur le respect de la dignité humaine et d'autre part sur la construction d'un état social garantissant à tous une sécurité dans les domaines de la santé, du travail, des libertés et de la démocratie. C'est tout ceci qui a été fragilisé au fils des ans.
Lors de la négociation des premiers traités européens, lesquels sont à la source de la mise en place de l'Euro, François Mitterrand, alors conseillé par Jacques Delors (lui même assisté de François Hollande), voulait "clouer la main de l'Allemagne sur la table". En adoptant la monnaie unique, la France croyait "tenir" l'Allemagne et l'empêcher de faire cavalier seul au plan économique comme au plan politique.
En réalité, la France s'est clouée la main toute seule.
Le sentiment qui prévalait à l'époque était que l'instauration d'une monnaie unique, outre qu'elle arrimerait définitivement l'Allemagne à la France, entraînerait nécessairement à terme une convergence économique, budgétaire, sociale et fiscale pour tous les pays de la zone.
Dramatique erreur !
Cette erreur s'est par ailleurs trouvée amplifiée par l'idée que la construction européenne devait être portée par des experts ainsi que des techniciens et qu'il fallait écarter (par principe) la souveraineté populaire. Les élites d'alors gardaient en effet en mémoire le fait qu'Hitler avait été porté au pouvoir en 1933 par un vote populaire et non par les armes ou par un coup d'état. Tout ce qui pouvait avoir trait à la souveraineté démocratique, donc au vote des citoyens, était en conséquence suspect par essence. La construction européenne s'est donc effectuée en dehors de tout processus démocratique. Et lorsqu'il y a eu processus démocratique, on sait ce qu'il en est advenu : les dirigeants politiques ont réinstauré dans le dos des peuples les dispositions que ceux-ci avaient rejetées démocratiquement.
Cette construction a par ailleurs été conduite à l'envers.
En bonne logique, la monnaie unique aurait du être l'aboutissement des convergences politiques, économiques, sociales et fiscales et non leur préalable. Procéder comme cela a été fait, c'était faire fi des différences structurelles existant entre les pays de la zone ainsi que de leur histoire. C'était surtout faire un raisonnement économique erroné, l'instauration d'une monnaie unique n'ayant jamais, à elle toute seule, entraîné quelque convergence que ce soit, quelles que soit les zones où des monnaies uniques avaient été instaurées.
Les pays n'ont pas tous la même structure économique et ont des différentiels d'inflation qui ne sauraient être ignorés : ces différentiels peuvent résulter de leur démographie, de l'existence ou non de ressources naturelles sur leur sol, de leur position géographique ou même de choix sociaux différents. Les défis auxquels ils sont confrontés sont donc différents et leurs entreprises ne sont pas placées dans les mêmes situations en termes de compétitivité.
Imaginons par exemple que deux pays aient fait démocratiquement des choix sociaux différents. Imaginons encore que dans le premier (pays A) la population se soit prononcée pour la mutualisation des risques, pour un système social protecteur, pour un salaire minimum, pour un régime de retraite et de santé solidaires, etc. Dans le second (pays B), et de manière toute aussi démocratique, imaginons maintenant que les populations se soient prononcées contre toute mutualisation des risques, contre le salaire minimum et pour un système de santé et de retraite financés, non pas collectivement, mais par les contributions individuelles de chacun.
Dans un tel contexte, les coûts de production pesant sur les entreprises du premier pays (pays A) seront mécaniquement supérieurs à ceux du second puisque ces entreprises devront assumer des coûts sociaux plus importants que ceux qui pèsent sur leurs concurrents du pays B. Leurs produits seront donc plus chers. En principe, ces écarts de compétitivités, issus (ici) de choix différents de modèles sociaux, peuvent être contrebalancés en jouant sur les parités monétaires. Ainsi, en dévaluant sa monnaie, le pays A (à modèle plus social, donc plus coûteux) retrouvera de la compétitivité par rapport au pays B. Jusque dans les années 1980-1990, la France a toujours procédé de la sorte pour protéger son modèle social sans porter atteinte à la compétitivité de ses entreprises.
Si les deux pays (A et B) ont la même monnaie, une dévaluation n'est plus possible. En principe, il ne resterait plus alors, pour compenser les écarts de compétitivité, qu'à procéder à des transferts budgétaires en provenance du second pays (pays B) au bénéfice du premier (pays A). Ces transferts budgétaires sont le corrolaire de toute monnaie unique et ne peuvent en être dissociés. Ils sont la garantie d'un correct fonctionnement de cette monnaie.
A l'échelle nationale, c'est ce qui se passe en France ou aux Etats Unis, l'état central redistribuant aux régions ou aux états les plus pauvres une partie de l'impôt collecté auprès des régions ou des états les plus riches. Ainsi une part significative de l'impôt fédéral collecté auprès des états les plus prospères des Etats-Unis sert à financer les états les plus défavorisés. En France, une bonne part de l'impôt collecté en région parisienne ou en région lyonnaise (régions riches) est reversée chaque année aux régions en difficulté (dernièrement la Bretagne par exemple). Ces transferts ne créent pas de problème particulier. Les français, comme les américains, considèrent en effet leur pays comme une entité unique et il leur semble normal que le principe de solidarité s'applique dans un cadre national. Tel n'est pas le cas au plan européen où les pays les plus riches de la zone rechignent à subventionner les pays les plus pauvres.
La construction européenne qui a imposé la monnaie unique n'a pas prévu de transferts budgétaires entre les états. Elles les a même interdits. Ces transferts ne seraient d'ailleurs pas possibles dans la mesure où il n'existe pas d'impôt européen et où les contributions des états au budget de l'Union Européenne sont très insuffisantes pour assurer de tels transferts à une hauteur adéquate. Au demeurant, les pays du nord s'opposent actuellement à de tels transferts. Voir le cas de la Grèce dernièrement.
Pour éviter la faillite de leurs entreprises, Il ne reste donc d'autre solution pour les états qui ont un modèle social développé que d'aligner les coûts de production de leurs entreprises sur ceux des entreprises des pays les plus rétrogrades socialement. Les coûts sociaux (salaires, cotisations sociales,..) représentant une part importante dans la formation des prix de revient, c'est évidemment sur eux que la pression sera la plus forte. Le système actuel, qui allie monnaie unique et absence de transferts budgétaires, conduit donc à un alignement sur le moins-disant social et tire l'ensemble des pays de la zone vers le bas. Ainsi, et même si une population a décidé (et voté unanimement) le maintien d'un système de protection sociale solidaire, l'existence d'une monnaie unique et l'absence de transferts budgétaires conduisent nécessairement à la remise en cause des systèmes sociaux les plus protecteurs. Le dumping social et fiscal qui découle mécaniquement d'une telle situation va évidemment à l'inverse de la convergence initialement recherchée.
Sans harmonisation fiscale et sociale ou sans transferts budgétaires, et dès lors que certains états refusent de s'aligner sur les moins-disants, on peut comprendre que la monnaie unique est condamnée. Au delà de ça, on comprend qu'une monnaie unique sans convergence fiscale et sociale et/ou sans transferts budgétaires est un appareil à détruire la démocratie ainsi que les choix souverains des peuples.
Aujourd'hui, les entreprises françaises, confrontées aux entreprises allemandes (qui ne connaissent encore ni salaire minimum généralisé, ni législation très protectrice des travailleurs et qui sont en outre favorisées par un état qui a transféré une bonne partie de la charge fiscale des entreprises sur le dos des populations - notamment par le biais de la TVA, qui est l'impôt le plus injuste qui soit -), sont condamnées à des pertes importantes de parts de marchés. Il ne faut pas chercher ailleurs les causes des déséquilibres que nous connaissons et celles de l'accroissement de la pauvreté ainsi que des inégalités sociales. L'essentiel des échanges des pays de l'UE s'opérant à l'intérieur de la zone, l'existence de la monnaie unique, qui empêche toute possibilité de dévaluation compétitive, constitue un réel problème.
La situation est la même face aux produits importés des pays émergents dont les entreprises ne sont souvent soumises à aucune contrainte sociale, normative ou environnementale.
Pire, le fonctionnement actuel de la zone euro a généré un effet boomerang. En mettant à mal la compétitivité de nos entreprises par une politique de compression importante des coûts sociaux de ses propres entreprises, l'Allemagne a cassé sa propre demande intérieure. La stagnation du pouvoir d'achat de sa population dont les salaires ont été contraints, outre qu'elle a affaibli sa demande intérieure, a créé du chômage en France ainsi que dans les pays du Sud de l'Europe puisque les entreprises de ces pays, contraintes d'aligner leurs coûts de revient sur ceux de leurs concurrents allemands, ont délocalisé ou procédé à des licenciements en masse. L'Allemagne a ainsi porté un coup sérieux au pouvoir d'achat de ses principaux clients (c'est-à-dire nous). Elle se trouve maintenant contrainte de re-stimuler sa demande intérieure (mise à mal par des politiques sociales restrictives), ce afin de permettre à ses entreprises de maintenir leurs débouchés. C'est la raison principale pour laquelle le principe d'un salaire minimum a été retenu il y a peu par les autorités allemandes.
Dans ce contexte, et face à l'impasse dans laquelle nous nous trouvons, quels sont les différents scénarii susceptibles de se présenter concernant la zone euro ?
1. remplacement de "l'euro monnaie unique" par "l'euro monnaie commune" : cette solution consisterait à conserver l'euro actuel pour les échanges internationaux et à revenir aux monnaies nationales pour les échanges intra-zone. Elle permettrait de préserver les choix démocratiques et la santé des industries des pays les plus fragiles, lesquels pourraient alors dévaluer leur monnaie si besoin. Ce serait la solution la plus pragmatique. L'essentiel des échanges des pays d'Europe s'effectuant intra-zone, cette solution produirait des effets immédiats. Jacques Sapir et Philippe Murer, dans une étude très sérieuse publiée sur le site "Res Publica", ont démontré qu'un retrait de la France de la zone euro et un retour au franc, accompagné d'une dévaluation de 25%, serait de nature à créer entre 1 et 2 millions d'emplois.
2. maintien de l'euro monnaie unique et construction d'une véritable Europe fédérale avec un budget commun, des transferts budgétaires, une harmonisation rapide des régimes sociaux et fiscaux,...) : on ne voit pas comment un tel fédéralisme pourrait être mis en oeuvre dans un avenir proche. Aucun pays ne paraît prêt à abdiquer sa souveraineté ni à renoncer aux avantages compétitifs éventuellement tirés de son système social ou fiscal. De plus, le coût des transferts budgétaires représenterait des sommes considérables pour les pays les plus riches de la zone (près de 10% de son PIB chaque année pour l'Allemagne, ce qui serait totalement inacceptable pour elle, on peut le comprendre).
3. construction d'une zone euro à deux vitesses : zone Nord (euro fort) et zone Sud (euro faible). Une telle solution ne règlerait aucun problème dans la mesure où elle ne ferait que dupliquer le système actuel . Si la France se retrouvait dans le bloc Sud, elle serait de facto placée, à l'intérieur ce bloc, dans une position comparable à la situation actuelle de l'Allemagne dans l'euro-zone. Au demeurant, l'Allemagne ne veut pas de cette solution car l'euro-mark connaîtrait alors une réévaluation importante qui ruinerait ses exportations hors-zone. Elle profite en effet actuellement de la faiblesse de l'euro, laquelle découle, entre autres, de la situation économique dégradée des pays du Sud. La valeur de l'euro est en effet fonction de la valeur moyenne attribuée aux économies des pays de la zone prises dans leur ensemble. Dans la mesure où des pays comme la Grèce, l'Espagne ou le Portugal ont des économies fortement dégradées, la valeur de la monnaie (l'euro) diminue, ce qui favorise les pays exportateurs. Si un euro-mark venait à voir le jour, l'Allemagne serait ipso facto ruinée.
4. implosion de la zone euro : ce scénario n'est plus à écarter et rien ne serait pire qu'une dislocation non préparée. Personne ne peut aujourd'hui en prévoir les conséquences exactes, à court ou à long terme. Si rien n'est changé rapidement dans le fonctionnement monétaire européen, il est à craindre que la question ne soit plus de savoir SI l'euro va exploser, mais QUAND il va exploser.
Nos hommes politiques, qui n'ont pas eu le courage d'affronter les problèmes en face et de défendre nos modèles sociaux, par exemple en exigeant la renégociation immédiate des traités, ont engagé la France dans la voie de l'austérité et de la déflation salariale (baisse des coûts salariaux et de la protection sociale,...). S'y rajoutent des aides sans contreparties concédées aux entreprises ainsi que des hausses d'impôt et des restrictions sévères des dépenses publiques. Ce faisant, nos dirigeants pensent protéger la compétitivité de nos entreprises et rétablir l'équilibre général des finances publiques. La loi Macron s'inscrit dans le cadre de cette orientation. Elle est un signe fort que nos dirigeants, au lieu de prendre les problèmes à-bras-le-corps, ont décidé de se plier au cadre mortifère existant et de ne pas le remettre en cause. Or, l'austérité et le dumping social n'ont jamais entraîné qu'une baisse généralisée de la consommation, l'augmentation de la précarité, la hausse du chômage et la stagnation de l'économie. Cette stagnation génère à son tour des baisses de recettes fiscales pour l'état, donc une réduction drastique de ses marges de manoeuvres. On mesure là l'impasse dans laquelle nous nous trouvons. Pour en sortir, il faudrait une bonne dose de courage et de volonté ainsi que la remise en cause des vieux schémas éculés. On n'a jamais vu, en effet, les choses s'arranger toutes seules. Cela se saurait.
Les résultats du bras-de-fer actuel entre la Grèce et les instances européennes seront éclairants pour l'avenir.
Max Alain Obadia (avec le regard critique et amical de Jean Bernard Motte)